Le 25 août dernier, le navire de guerre turc "Kinaliada" a visité le port de Benghazi. Le lendemain, le chef du renseignement turc Ibrahim Kalin a rencontré le maréchal Khalifa Haftar, commandant de "l'Armée nationale libyenne", ainsi que son adjoint et fils, le général Saddam Haftar.

Cette visite et cette rencontre marquent un tournant dans la politique de la Turquie envers la Libye, reflétant les efforts d'Ankara pour réorienter sa politique étrangère sur la question libyenne. Les principales caractéristiques incluent un engagement diplomatique pragmatique avec tous les acteurs libyens tout en préservant ses intérêts maritimes en Méditerranée orientale, au lieu de soutenir un parti spécifique (le Gouvernement d'unité nationale à Tripoli) et d'intervenir militairement en sa faveur. Ainsi, le slogan "Une Libye, une armée" lors des pourparlers à Benghazi a transmis un nouveau message turc : plutôt que de soutenir un camp, Ankara cherche à se présenter comme un médiateur et un partenaire entre les factions libyennes.

Pendant la majeure partie de la dernière décennie, la Turquie et l'Armée nationale libyenne de Haftar étaient opposées dans la crise complexe libyenne. En 2019, Haftar a déclaré les actifs turcs comme cibles hostiles et Benghazi a rompu ses liens avec Ankara. Le soutien militaire fourni par la Turquie au Gouvernement d'accord national reconnu par l'ONU a été crucial pour arrêter l'assaut de Haftar sur la capitale en 2020. Ainsi, la visite du navire de guerre turc à Benghazi — la première du genre — et la rencontre directe de Kalin avec Haftar reflètent le passage des relations de la confrontation à un engagement prudent. Ce changement a été progressif, comprenant la réouverture du consulat turc à Benghazi, la reprise des vols turcs vers la ville, et plusieurs visites du général Saddam Haftar à Ankara.

Au cœur de ce changement se trouve l'accord de délimitation maritime de 2019 entre la Turquie et la Libye signé avec le gouvernement de Tripoli, qui n'a pas été ratifié par la Chambre des représentants basée à Tobrouk, sous l'influence de Haftar. Cet accord est une pierre angulaire de la stratégie turque "Patrie bleue", visant à consolider la juridiction maritime d'Ankara en Méditerranée orientale et à contrer les revendications grecques et chypriotes. Par un engagement direct avec Haftar, Ankara cherche à assurer la ratification de l'accord, ce qui pourrait se produire dans les semaines à venir selon Bloomberg. Cela ouvrirait la voie aux entreprises turques pour explorer les hydrocarbures dans la zone entre la Crète et la Libye, un développement aux implications géopolitiques directes pour la Grèce, Chypre et l'équilibre plus large en Méditerranée orientale.

La diplomatie maritime turque s'étend dans la région. En augmentant les visites portuaires de l'Égypte à la Somalie et à la Libye, Ankara envoie un message que son ouverture maritime vise un rapprochement politique avec d'anciens adversaires, tout en consolidant son rôle de puissance clé en Méditerranée. La visite à Benghazi s'inscrit également dans le cadre plus large de la réconciliation et du rééquilibrage régional de la Turquie. Après des années de tensions avec l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite — qui avaient soutenu la campagne de Haftar — Ankara a réussi à réparer ses relations avec ces parties. Ainsi, le dossier libyen, autrefois source de division, devient un terrain potentiel de coordination pragmatique.

Le timing est important ; la visite de Benghazi est intervenue peu après qu'Erdoğan ait accueilli à Istanbul le Premier ministre du Gouvernement d'unité nationale, Abdul Hamid Dbeibeh. Ankara envoie donc un message à toutes les factions de l'est et de l'ouest qu'elle est un acteur indispensable dans tout futur règlement politique concernant la Libye. En gardant les canaux de communication ouverts avec toutes les parties, la Turquie s'assure de ne pas être marginalisée dans la formation de la structure de sécurité libyenne, des partenariats énergétiques ou des efforts de reconstruction. Investir dans le dialogue avec Haftar est également une tentative turque d'affirmer que la réconciliation est possible malgré la division politique chronique de la Libye, ou du moins de garantir ses intérêts fondamentaux quelle que soit l'issue de cette division.

La coopération en matière de défense pourrait être le pont que la Turquie franchit sur cette voie. Des rapports indiquent que Saddam Haftar a donné une approbation préliminaire pour l'achat de drones turcs et la formation du personnel de l'Armée nationale libyenne en Turquie. Si cela se réalise, la Turquie gagnerait en influence en tant que fournisseur militaire aux forces armées à l'est et à l'ouest de la Libye, ce qui la placerait dans une position d'influence à long terme lorsque l'armée libyenne sera finalement restructurée.

Enfin, l'ouverture de la Turquie à Benghazi renforce également sa crédibilité auprès de ses partenaires européens, notamment l'Italie, dont les intérêts convergent avec ceux de la Turquie dans la stabilité de la Libye et la réduction des flux migratoires illégaux vers l'Europe (un sommet trilatéral turco-italo-libyen a eu lieu le 2 août pour discuter des moyens de lutter contre la migration irrégulière depuis la rive sud de la Méditerranée vers l'Europe). Cela envoie également un message à Washington indiquant qu'Ankara peut jouer un rôle constructif dans l'unification des forces de sécurité libyennes, un objectif en accord avec les appels américains à la stabilité, même si Ankara insiste sur la protection de ses intérêts maritimes.